A quoi sert un artiste ? Yvon Le Men"Que
seraient la Russie sans Pouchkine, l’Espagne sans Lorca, le Portugal sans
Pessoa dont les poèmes traînent dans les rues de Lisbonne, sans ce
chanteur de fado à la gueule de Reggiani, qui balance son chagrin, notre
chagrin, avec sa voix par dessus les murs de la ville ? Il crève tout doucement
de presque froid et de presque faim. Il lui manque des dents. Il touche à
peine les quarante-deux ans et il dit qu’il est vieux. C’est
un artiste, comme moi. Et quand il chante, par les paroles d’Adamo, «Elle
ne viendra pas ce soir», il parle au nom de tous ceux qui l’attendaient.
Il fait du bien à notre mal. Il est très pauvre comme je l’ai
été. Il ne vivra peut-être pas jusqu’à l’année
prochaine. Peu importe alors qu’elle revienne ou ne revienne pas ! C’est
un artiste, comme moi. Ce chanteur est mon frère et quand il chante, il
est le frère de nos frères ! Il est celui qui est allé à
la mine à notre place et au ciel en notre nom. A quoi sert un
artiste ? Que seraient la Bretagne si elle n’était dansée,
les Caraïbes si elles n’étaient pas racontées, l’Algérie
si elle n’était chantée ? L’esclavage s’il n’y
avait le blues ? Ne resterait que l’esclavage ! Ceux qui vivent
de l’audace des autres manquent-ils à ce point de respect pour leurs
frères humains, les saltimbanques, pour si peu considérer ces hommes
et ces femmes qui accompagnent leurs enfers et entrouvrent leurs paradis en disant,
chantant, et dansant leurs morts et leurs vies ? A quoi servent les artistes
dans ce monde qui préfère les chiffres aux lettres et dont la folie
des chiffres menace de nous faire chavirer dans le chaos ? Que celui
qui n’a besoin ni de chansons, ni d’images, ni de poèmes, ni
de romans, ni de films, ni de pièces de théâtre, ni de musique,
pour que se dise sa vie quand il ne sait plus la dire, pour que s’écoule
son chagrin quand il ne sait plus pleurer, que celui-là tranche la gorge
aux oiseaux. Que celui qui n’a pas besoin d’artiste retienne
ses larmes à jamais et brise par avance ses éclats de rire.
" Yvon
LE MEN Ce texte devait être lu à l'ouverture du festival
Vieilles Charrues de Carhaix le 18 juillet 2003. © Yvon Le Men - ce texte
peut être librement reproduit, lu, diffusé. Romans
Si
tu me quittes, je men vais, Flammarion, 2009 Elle était
une fois, éd. Flammarion, 2003
Disques Vers l'extrême nord du monde, chansons,
contes et poésies, Patrick Ewen, Gérard Delahaye et Yvon
Le Men, 1996, Kerig productions / Breizh La Seule aventure, Kerig
productions / Breizh Poésie
A
louer chambre vide pour personne seule, Rougerie, 2011 Le point J
(illustrations Jeanne Frère), coédition Chant Manuel et Aedam Musicae,
2011 Sous le signe d'Hélène Cadou, collectif. éditions
du Traict, 2010 Le tour du monde en 80 poèmes, Flammarion, 2009
|