Jean-Jacques
LEBEL Jean-Jacques Lebel, né à Paris en 1936, est un artiste plasticien, écrivain, créateur de de heppening. Ami entre autre de de Marcel Duchamp, André Breton... Après un passage turbulent chez les Surréalistes, il est l'auteur à Venise en 1960 de L'Enterrement de la Chose, premier happening européen. Il publie, sur le mouvement des happenings à travers le monde, le premier essai critique en français. À partir de cette date, il produit plus de soixante-dix happenings, performances et actions, parallèlement à ses activités picturales, poétiques et politiques. Il travaille avec Oldenburg, Kaprow, Kudo, Erro, Carolee Schneemann, Yoko Ono, Pommereulle, Nam June Paik, Filliou, etc. Il traduit en français et publie William Burroughs, Allen Ginsberg, Michael Mc Clure, Lawrence Ferlinghetti et Gregory Corso. Il co-organise en 1960/61, à Paris, Venise et Milan, L'Anti-Procès, une manifestation collective prenant position contre la Guerre d'Algérie et contre la torture et invente, en 1964, le Festival de la Libre Expression à lAmerican Center. En 1968, il prend part aux activités du « Mouvement du 22 mars », puis du Groupe anarchiste « Noir et Rouge » et à « Informations et Correspondances Ouvrières ». Il crée en 1979 le Festival International Polyphonix qui met en scène des artistes, des poètes, des cinéastes et des musiciens lors de manifestations, nomades et autonomes, présentant de la poésie directe, des concerts, de l'art-action, des expositions
EXTRAIT "Jai 73 balais et je les emmerde. A pied, à cheval et en Spoutnik."
Question : Pour rester créatif, il ne faut jamais senraciner ? J-J Lebel : De deux choses lune dans cette société : soit on accepte de se faire châtrer par les institutions, les appareils bureaucratiques et les pouvoirs, quils soient de droite ou de gauche. Soit on décide, à un moment donné, de mener sa barque de manière totalement autonome par rapport aux idéologies de marchandise et aux pratiques oppressives, par rapport aux plans de carrière. Personnellement, je lai décidé il y a très longtemps, avant même 68. Mon grand collage prémonitoire, "grève général, bonne odeur", date de 1960. Huit ans plus tard, mon rêve sest réalisé. Depuis, je fais ce que me dicte mon désir de radicalité. Et sil y a des obstacles et des empêchements, je vais ailleurs, doù mon nomadisme, notre nomadisme. Depuis le début de lassociation, nous avons pu inviter quasiment 2 000 participants actifs : artistes, plasticiens, musiciens, performers Cest quand même pas mal pour des "navigateurs solitaires" rebelles. Est-ce que vous avez quand même quelque chose qui ressemble à une ligne artistique ? Non. On na pas vraiment de ligne,
ce terme est trop proche du langage du parti (politique), de la chapelle. Polyphonix,
cest plutôt une approche que lon partage ou que lon expérimente
ensemble. Parlons-en, de vos 15 ans. A cet âge, vous étiez déjà à bonne école, puisque vous connaissiez André Breton et Marcel Duchamp. A cette époque là, ils étaient ce quil y avait de plus hors-norme, de plus subversif. Cest difficile à comprendre pour votre génération, mais, il y a encore une dizaine dannées, dadaïsme et surréalisme étaient totalement déconsidérés dans les institutions. Dune certaine façon, ce mélange dérotisme, de politique radicale et de poésie que les gens soit-disant normaux appellent « délire », était extrêmement explosif. Et il lest toujours. Ce nest pas parce que le mot « surréaliste » est sur toutes les lèvres quil ne veut plus rien dire, que le surréalisme en tant que mouvement révolutionnaire ne garde pas sa force. Il est toujours révolutionnaire. Ce nest pas parce que des connards à lAssemblée Nationale, des illettrés et des « spécialistes » débiles mentaux, parlent de « happening » dès quil y a quelquun qui fait quelque chose de bizarre en art, que ça veut dire que cest ça le happening. Il ne faut pas tomber dans le piège des médias qui jugent que le « surréalisme » est fini et non avenu. Pour moi, ça ne fait que commencer. Surtout Dada : cette insurrection va reprendre de plus belle dans le champ social, cest inévitable. La « Rêve Générale » est dans toutes les têtes. Mais est-ce que la période la plus féconde du surréalisme nest pas passée ? Vous nêtes pas daccord avec ce que disait votre ami Guy Debord en 1958 lors de sa conférence Le surréalisme est-il mort ou vivant ? : ce mouvement navait déjà plus rien de subversif à cette époque ? Même si Debord était dabord un ami, quelquun que jestimais beaucoup, je ne suis pas forcément daccord avec tout ce quil a dit. Il a exprimé une critique extrêmement féroce vis-à-vis du surréalisme, et puis, une fois sa conférence finie, il sest empressé de copier exactement ce quil critiquait chez eux : lesprit de chapelle, les exclusions à répétition, la fixation des idées en dogme, la paranoïa érigée en discipline. Il a mis tout le monde dehors et il sest retrouvé tout seul. Mais, à légal de Breton, ce fut un penseur de la subversion de première importance. Paradoxal mais génial. Le mouvement révolutionnaire de masse, comme pendant la Commune, pendant la révolution espagnole ou le mouvement de mai, dissipe les névroses et les jalousies. Le mouvement fédérateur permet de surmonter la mentalité bureaucratique. Vous-mêmes, vous avez été membre de lInternationale Situationniste ? Ah non, pas du tout. Jétais assez proche de Debord, point à la ligne. Bien sûr, jétais passionné par les idées des situationnistes, dailleurs je le suis toujours. Mais je nai jamais été situationniste. Je lai toujours dit, et si les « spécialistes » (sic) ne veulent pas entendre ça, je ny suis pour rien. Vous pouvez être proche sans « appartenir ». Je nallais pas sortir dune adhésion, dune appartenance qui mavait fait beaucoup souffrir, et dont jétais très content dêtre libéré quand les surréalistes mont foutu dehors (javais tout fait pour quils me virent, dailleurs) pour rentrer dans un autre groupe qui opérait sur le même mode : chez les deux, il y avait un fonctionnement patriarcal, paternaliste, en vase clos, dogmatique. Cest chiant et cest stérile. Je critique donc le fonctionnement aberrant du groupe surréaliste et du groupe situationniste, pas les idées qui les animaient. Je ne voulais plus entendre parler de ce genre de regroupement. Par contre, ça ne ma pas empêché davoir des relations extrêmement fertiles, passionnées et passionnantes avec Breton comme avec Debord. Je les estime et je les admire toujours beaucoup. Parce quils étaient « plusieurs » : il ny avait pas un seul André Breton ou un seul Guy Debord. On peut parfaitement fréquenter et estimer un ou deux de ces personnages tout en gardant ses distances avec le Breton ou le Debord qui fonctionnent en vase clos. Quant à Duchamp, il na jamais adhéré à quoi que ce soit. Cétait un lecteur de Max Stirner : « Jai basé ma cause sur rien. [3] » Bref, un anar conséquent, sans attaches autres quaffectives. Comment expliquer que ces deux avant-gardes si passionnantes aient aussi vite tournées à la querelle de chapelle ? Ce qui est en cause, à mes yeux, cest le fonctionnement familialiste du groupe, quel quil soit. Cest la même chose avec le freudisme et les freudiens, le marxisme et les marxistes, Trotsky et les trotskystes... Le processus est toujours le même, il se met en place machinalement : la fondation dune pensée doctrinale se transforme en pensée doctrinaire, autour de laquelle se rassemble un groupe. Une chapelle. Ça produit et reproduit du « même » à linfini, comme une usine de bagnoles ou de chaussures. Il faut relire « Mille Plateaux » de Deleuze et Guattari. Se défier de toute machine de pouvoir. Prendre le large. Dès que vous avez des individus qui cherchent
à monopoliser le pouvoir dans une structure pyramidale avec une hiérarchie
donnée, vous retrouvez les mêmes mécanismes aliénés
et aliénants. Des individus qui sont réduit à létat
dautomates. Et la pensée - par définition critique - est amenée
à se soumettre au dogme. Ou bien tout simplement, à se dissoudre
dans le « Même ». Il y a ce dilemme dans tous les groupes sociaux, dans toutes les époques et toutes les cultures. Ces mécanismes réapparaissent sans cesse. Cest pour ça que jessaye dêtre clair là-dessus : pour moi, il nest pas question dêtre enfermé dans un groupe, dêtre inféodé à une institution. Cest de ça que je me méfie énormément, je ne veux pas être un esclave choyé par linstitution, même si cela eut été confortable. Devenir fonctionnaire « culturel », cest mourir. On ne peut jamais se reposer sur ses lauriers, cest la révolution permanente ou bien cest la léthargie consumériste. Voilà ! Depuis vos 15 ans, vous êtes donc en perpétuelle lutte pour ne pas vous laisser enfermer ? Oui. Je ne veux pas être complice des adhésions, des adhérences, des aliénations, des mécanismes pourrissants qui vous tombent forcément dessus dans la société capitaliste. Si vous voulez gagner votre vie en tant que journaliste, poète ou marchand de tableaux, vous vous retrouvez forcément face aux lois du marché capitaliste. Cest aussi bête que ça. Cest à vous alors de choisir, vous pouvez diverger. Vous êtes souverain. Personnellement, jai dit non et je continue à le dire. Le problème cest que ça se paye : on est ostracisé et marginalisé, et parfois on en prend plein la gueule. Mais voilà, aujourdhui jai 73 balais et je les emmerde. A pied, à cheval en Spoutnik. Jai pas honte de le dire. Cest aussi bien politique quartistique, ce « merde », puisque vous avez toujours mêlé les deux.Oui, par exemple, jévolue toujours dans la continuité de la vision transformatrice globale de Mai 68. Je nai pas bougé dune virgule. Ou plutôt, si jai bougé, cest vers une radicalisation plus précise, plus réfléchie, plus organisée, plus ouverte aux modes daction et de vie de toutes les composantes du grand mouvement hétéroclite des résistants. Justement : comment voyez-vous le retournement de veste de nombre des acteurs de 68 ? Cest
vrai que beaucoup sont tombés dans la religion, ce qui est une véritable
régression catastrophique : devenir curé, rabbin, ayatollah, pasteur,
ou je ne sais quoi daussi ignoble après avoir joué son existence
dans mai 68, cest monstrueusement idiot. Pour moi toutes les religions sont
à jeter dans le même pot de chambre. Question : que faire de la religiosité
sacrificielle qui sest exprimée et qui continuera à sexprimer
dans le militantisme politique ou syndical ? Cela dit, gare au prêche anti-mai 68 quon entend toute la journée dans la bouche de Sarkozy et consorts. Jen ai plein le cul de lentendre. Ça ne parle que de quelques uns et quelques unes. Jen connais beaucoup, bien davantage même, qui ont évolué tout en continuant le combat. Mais ceux là, les pouvoirs ne veulent pas en entendre parler. Ça narrange pas Sarkozy et ses ministres de merde quil y ait des gens qui continuent décrire, de peindre, de militer, de faire des films, de transformer les choses et les situations, là où ils vivent. Il faut faire attention à ne pas tomber dans le ressassement sarkozyste sur lair de « la révolution ça ne sert à rien parce quils se retrouvent tous au Figaro Magazine ou à Paris-Match. » Car il y avait des alternatives beaucoup plus bandantes que bosser au Figaro, à lHumanité ou dans un supermarché. Et ils sont beaucoup à avoir privilégié ces voies là. Prenons lexemple de Jonas Mekas : il a lénergie créatrice dun adolescent et lesprit vif dun enfant. Il a inventé et organisé le Cinéma Underground. Le circuit parallèle et lAUTRE cinéma. Il expose à la galerie du Jour à Paris. Cest un volcan. Et pourtant il a 86 ans ! Mille fois plus dynamique que beaucoup de jeunes prétentieux qui limitent. Il faut aller voir son expo. Voilà un résistant ! Vous avez pris des positions politiques très tranchées et médiatisées dans les années 1960, notamment contre la guerre dAlgérie, avec la peinture du grand tableau antifasciste, avec le mouvement du 22 mars Désormais, jai limpression que vous êtes plus discret dans vos prises de position. Pas du tout. Parlons plus précisément. En 1960, il y avait la guerre dAlgérie et une premier ministre « socialiste » (sic), Guy Mollet, qui prétendait que larmée française ne se livrait pas à la torture. Il se trouve que javais des amis algériens qui avaient été torturés. Je ne pouvais que dénoncer ça, ce que jai fait par exemple avec lAnti-procès [4]. Et contrairement à ce qui sest passé en Irak, à Abu Ghraib, où grâce à un type muni dun téléphone portable, les crimes sont sortis plus rapidement, cétait beaucoup plus long et beaucoup plus difficile de prouver les crimes du colonialisme dans les années 1950 et 1960. Il y avait la censure, linformation circulait très peu. La propagande gouvernementale étouffait toute dissidence. Aujourdhui, le Net à mis fin à la chape de plomb. A part ça, la situation na pas beaucoup évolué. Il y a deux ans, jétais au Cambodge avec des amis et on a été tout de suite confronté à la réalité politique. Je lavais déjà été juste après mai 68, à la fac de Vincennes, quand Michel Foucault avait invité Noam Chomsky, le grand théoricien du langage, qui avait à lépoque osé faire léloge des khmers rouges et de leur guerre génocidaire. Quelquun sétait levé dans la salle et avait demandé : « Mais comment pouvez-vous, vous Noam Chomsky qui combattez pour la liberté, faire léloge dun régime qui a massacré quasiment un tiers de sa population, environ deux millions dindividus ? » Il avait répondu aussi sec quelque chose qui ma glacé le dos : « Cest le prix à payer pour réaliser la réforme agraire. » Tel quel. Voilà à quelle anesthésie de la pensée mène la foi aveugle.Et on en est toujours là. Ce qui sest passé en Somalie, au Tibet, au Darfour, à Gaza, cest exactement le même processus de dénégation. On retrouve dans lhistoire ces mécanismes de reproduction de lhorreur à linfini. La dialectique des maîtres et des esclaves fonctionne comme un piège à répétition. Les victimes produisent elles-mêmes ce qui les victimise, avec des degrés variables dans lhorreur évidemment. Ce sont les Américains qui ont élu Bush. Ce sont les Français qui ont élu Sarkozy. Ce sont les Serbes qui ont suivi Mladic comme des chiens. Ce sont les Israéliens qui ont élu Netanyahu et Liberman, et ainsi de suite. La « lepénisation » générale des esprits est, hélas, une réalité. Il faut en analyser et démonter les mécanismes pour pouvoir la combattre efficacement. Je
ne suis en retrait de rien du tout, mon cher. Je continue à analyser, à
réfléchir, à lutter, à prendre position. En revenant
du Cambodge, on était vraiment bouleversés par ce quon a vu,
par ce quil restait de ce massacre : pas une famille qui navait eu
la moitié de ses membres massacrés, un nombre dément denfants
et dadultes mutilés à cause des mines, un mémorial
terrible avec des centaines de milliers de crânes entassés
Le « Panthéon » du marxisme-léninisme et de la dictature
maoïste est une immense montagne dossements.
Pour célébrer, si jose dire, le 50e anniversaire du Grand Tableau Antifaciste, on en a peint un autre. A quatre : le peintre islandais Erró, Peter Saul, un américain très proche de nos idées, une italienne, Camilla Adami, et moi. On voulait tous hurler contre cette violence mécanique récurrente. On a refait un tableau, de trois mètres sur trois, dont les quatre parties sont permutables [5]. Je ne dirais pas quà 73 balais je peux galoper, balancer des cocktails molotov et des pavés comme je le faisais à 20 ans. Cest évident que je cours moins vite. Ca ne veut pas dire que jaccepte lesclavage sous quelque forme que ce soit. Je ne suis pas en retrait. Je serais plutôt plus en rogne quavant. Je viens de vous croiser dans un livre de Richard Neville (Hippie Hippie Shake [6]), le fondateur du journal OZ, qui raconte vous avoir vu lors du festival de Wight vers 1970. Il semble avoir été fortement marqué par votre énergie contestataire Je
me souviens très bien de lui et de sa revue. Et je me souviens de ce festival.
On a foutu en lair les chiens policiers, les flics et les barrières
pour faire rentrer 400 000 personnes gratuitement. Face à cette effervescence contestataires des années 1960-1970, que diriez-vous à un jeune contemporain qui vit dans un climat qui semble beaucoup moins propice à ce genre dactions ? On est toujours responsables.
On a les dictateurs quon mérite, et on a les festivals de musique
quon mérite. Si les festivals de musique ne vous plaisent pas, il
faut en faire vous-même, en créer à votre guise. Cest
ce que nous faisons avec Polyphonix : le « marché de la poésie
», de lédition nous déplait souverainement, du coup
nous inventons un festival de poésie où nous invitons qui nous voulons,
en toute indépendance. Mais est-ce quil ny a pas plus dobstacles et de formatage quil ny en avait à lépoque où vous aviez vingt ans ? Est-ce que cest pire ? On nen sait rien. Quand javais 20 ans, pendant la guerre dAlgérie, il y avait des flics armés de mitraillettes dans la rue, des centaines dalgériens balancés dans la Seine par les flics avec les mains menottées dans le dos en plein Paris, Place Maubert et sur les quais. Ce nétait pas particulièrement joyeux Quand on défilait et quon affrontait les flics, on recevait des coups de matraque épouvantables. Je me suis fait casser le nez deux fois et jai une oreille qui ne fonctionne plus trop. Je ne dis pas ça pour faire le malin mais pour souligner le fait que dans la vie on est responsable de son existence : il ne faut pas se plaindre. Si on nest pas content, il faut se révolter. Ce nest pas par hasard que ma prochaine exposition sappelle « Soulèvements ». Dailleurs elle commencera par quelque chose de fondamental pour moi : des barricades. La barricade est avant tout une uvre dArt Brut, une expression spontanée, collective, anonyme, dune rage immédiate et intacte de défense dun territoire. Ou de conquête dun territoire. Ça existe depuis le moyen âge. En réalité, on a rien inventé en 68, on a simplement repris le flambeau dune insurrection existentielle nécessaire pour survivre. Les barricadiers sont à la fois des artistes et des émeutiers ludiques. Lart EST dans la rue, pas seulement dans les musées et les galeries dart. Pourquoi lidée de barricade vous fascine-t-elle tant ? Il me semble que LInternationale Situationniste a publié une carte de Paris en indiquant les lieux où il y avait eu des barricades en 68. Sur cette carte, ils avaient superposé une carte des soulèvements populaires contre les nazis en 44, et une autre des barricades de la Commune de Paris. Figurez-vous quon tombait à peu de chose près sur les mêmes endroits. Intéressant, non ? Une barricade, cest une grande sculpture collective faite de toute pièce, inventée sur le tas, improvisée et anonyme. Elle est plus importante symboliquement que militairement. Un simple bulldozer suffit à la dégager. Seulement, cest lexpression collective dune rage poético-politique qui mimporte au plus haut point. Cest comme une sorte de happening qui se concrétise dans un objet très composite (morceaux de meubles, de bagnoles, darbres ). La barricade constitue un monument, un objet gigantesque, incongru, qui rend compte du « désir fou », individuel et collectif. Elle rend visible le refus, la révolte, le soulèvement, la résistance, la créativité tribale. Que ça
réapparaisse à certains moments de lhistoire partout dans
le monde le prouve bien : il y a un moment donné où, collectivement,
spontanément, un certain nombre de personnes se lèvent ensemble
pour dire Non ! Et ça donne des textes, des chansons, des mouvements, et
des barricades. Des objets éphémères, bouleversants de beauté.
Jappelle à les regarder comme des déclarations politiques
autant que comme des uvres dart. Cest de cela dont il va sagir
dans mon exposition du 24 octobre à la Maison Rouge. Comment les arts (plastiques,
poétiques) sarticulent-ils sur le social, sur les grandes questions
existentielles ? Mon travail ne sera pas montré seul comme dans une exposition
classique, mais dans le contexte de ma vie, de mes soulèvements et de ceux
de mes amis. Je ne serai pas isolé de ceux que jaime, de mes compagnons
de combat artistiques, philosophiques, politiques. Mon travail est, par définition,
collectif, rhizomatique et sera présenté comme tel par Jean de Loisy.
Pour moi, lart est une aventure collective, pas un destin individuel. Pourquoi
ne pas assumer cette collégialité ?
A mon avis, ça ne saurait tarder. Cest dans lair. Non seulement,
je le désire de tout mon cur, mais larrogance et lignominie
que le pouvoir veut nous imposer sont tellement pesantes quil faudrait être
complètement aveugle et sourd pour ne pas se rendre compte que beaucoup
de gens en ont marre. Et ce nest pas ces bureaucrates pourris des syndicats
qui vont y changer quelque chose. Ils vont être balayés comme des
fétus de paille. Quest ce qui fait encore obstacle à cet embrasement ? Si je peux me permettre de vous faire une suggestion : il y a un texte fondamental quil faudrait absolument rééditer et distribuer massivement, « Les Syndicats contre la révolution ». Cest un livre qui a été écrit au Mexique, pendant la Deuxième Guerre Mondiale, par le plus grand de tous les poètes Dada et surréalistes : Benjamin Péret. Un génie du verbe et un très important militant révolutionnaire. Debord la écrit : sil y avait eu davantage de personnes qui avaient lu et médité ce petit livre, mai 68 naurait peut-être pas tourné de cette façon. Peut-être que la CGT et Séguy [7] nauraient pas pu faire barrage au mouvement révolutionnaire. Sil y a des éditeurs qui lisent votre site, il faut leur dire : rééditez ce livre et diffusez-le partout. Il a été écrit par Péret avec son ami Munis, et il ny a pas une virgule à en retirer aujourdhui en 2009. Il serait important de le réactualiser aussi : vous avez remarqué que Ségo & Sarko et Sarko & Ségo kif kif bourricot appellent de leurs vux à des syndicats forts. Ils seraient même partisans de leur donner du fric pour quils puissent « jouer leur rôle ». Ils veulent des syndicats parce que ce sont de parfaits boucliers. Ils forment le dernier rempart du sarkozysme et du ségolisme. Les permanents des syndicats défendent la classe des bureaucrates. Voilà le vrai obstacle à la transformation des structures sociales. La révolution de bas en haut, ils nen veulent absolument pas. Ils veulent des zombis soumis et obéissants - si possible syndiqués -, pas des être vivants qui exercent leur esprit critique et prennent leur propre vie en main. La barricade est une expression beaucoup plus grandiose, beaucoup plus spontanée et beaucoup plus forte. La barricade agit en dehors de toute co-gestion, elle se situe dans un autre réel, mille fois plus enthousiasmant. Cest dans ce sens quelle me paraît être une mise en uvre du non-dit social et de la subjectivité radicale. Bref, une uvre dart. Mon expo a pour finalité de sériger en barricade. Et noublions pas quau cur de tout art digne de ce nom, il y a lénigme de lindicible, ce que Breton nommait « linfracassable noyau de nuit ». Voilà pourquoi lart est irréductible au marché à tout ce qui cherche à lindustrialiser, à linféoder.
Marcel Duchamp http://fr.wikipedia.org/wiki/Marcel_Duchamp
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