Gilles
Deleuze Gilles Deleuze est un philosophe français né à Paris le 18 janvier 1925 et mort à Paris le 4 novembre 1995. Des années 1960 jusqu'à sa mort, Deleuze a écrit de nombreuses uvres philosophiques très influentes, sur la philosophie, la littérature, le cinéma et la peinture notamment.
« En chacun de nous, il y a comme une ascèse, une partie dirigée contre nous-mêmes. Nous sommes des déserts, mais peuplés de tribus, de faunes et de flores. (...) Et toutes ces peuplades, toutes ces foules, n'empêchent pas le désert, qui est notre ascèse même, au contraire elles l'habitent, elles passent par lui, sur lui. (...) Le désert, l'expérimentation sur soi-même, est notre seule identité, notre chance unique pour toutes les combinaisons qui nous habitent. » [...] «
Faire d'un événement, si petit soit-il, la chose la plus délicate
du monde, le contraire de faire un drame, ou de faire une histoire. » Gilles Deleuze, Dialogues «
Le contrôle est à court terme et à rotation rapide, mais aussi
continu et illimité, tandis que la discipline était de longue durée,
infinie et discontinue... L'homme n'est plus l'homme enfermé, mais l'homme
endetté. » Gilles Deleuze, Pourparlers Post-scriptum sur les sociétés de contrôle Gilles Deleuze (in Lautre journal, n° l, mai 1990) Historique,
logique et programme des sociétés de contrôle (celles qui
prennent la place des sociétes disciplinaires). En quelques mots... Texte
paru dans Lautre journal en mai 1990, édité en brochure anonymement
et simplement distribué aujourdhui par la ménagère 1. Historique
Nous sommes dans une crise généralisée de tous les milieux denfermement, prison, hôpital, usine, école, famille. La famille est un « intérieur », en crise comme tout autre intérieur, scolaire, professionnel, etc. Les ministres compétents nont cessé dannoncer des réformes supposées nécessaires. Réformer lécole, réformer lindustrie, lhôpital, larmée, la prison ; mais chacun sait que ces institutions sont finies, à plus ou moins longue échéance. Il sagit seulement de gérer leur agonie et doccuper les gens, jusquà linstallation de nouvelles forces qui frappent à la porte. Ce sont les sociétés de contrôle qui sont en train de remplacer les sociétés disciplinaires. « Contrôle », cest le nom que Burroughs propose pour désigner le nouveau monstre, et que Foucault reconnaît comme notre proche avenir. Paul Virilio aussi ne cesse danalyser les formes ultra-rapides de contrôle à lair libre, qui remplacent les vieilles disciplines opérant dans la durée dun système clos. Il ny a pas lieu dinvoquer des productions pharmaceutiques extraordinaires, des formations nucléaires, des manipulations génétiques, bien quelles soient destinées à intervenir dans le nouveau processus. Il ny a pas lieu de demander quel est le régime le plus dur, ou le plus tolérable, car cest en chacun deux que saffrontent les libérations et les asservissements. Par exemple dans la crise de lhôpital comme milieu denfermement, la sectorisation, , les hôpitaux de jour, les soins à domicile ont pu marquer dabord de nouvelles libertés, mais participer aussi à des mécanismes de contrôle qui rivalisent avec les plus durs enfermements. Il ny a pas lieu de craindre ou despérer, mais de chercher de nouvelles armes. II. Logique
Lusine constituait les individus en corps, pour le double avantage du patronat qui surveillait chaque élément dans la masse, et des syndicats qui mobilisaient une masse de résistance ; mais lentreprise ne cesse dintroduire une rivalité inexpiable comme saine émulation, excellente motivation qui oppose les individus entre eux et traverse chacun, le divisant en lui-même. Le principe modulateur du « salaire au mérité » nest pas sans tenter lEducation nationale elle-même : en effet, de même que lentreprise remplace lusine,la formation permanente tend à remplacer lécole, et le contrôle continu remplacer lexamen. Ce qui est le plus sûr moyen de livrer lécole à lentreprise. Dans les sociétés de discipline, on narrêtait pas de recommencer (de lécole à la caserne, de la caserne à lusine), tandis que dans les sociétés de contrôle on nen finit jamais avec rien, lentreprise, la formation, le service étant les états métastables et coexistants dune même modulation, comme dun déformateur universel. Kafka qui sinstallait déjà à la charnière de deux types de société a décrit dans Le Procès les formes juridiques les plus redoutables : lacquittement apparent des sociétés disciplinaires (entre deux enfermements), latermoiement illimité des sociétés de contrôle (en variation continue) sont deux modes de vie juridiques très différents, et si notre droit est hésitant, lui-même en crise, cest parce que nous quittons lun pour entrer dans lautre. Les sociétés disciplinaires ont deux pôles : la signature qui indique lindividu, et le nombre ou numéro matricule qui indique sa position dans une masse. Cest que les discipline nont jamais vu dincompatibilité entre les deux, et cest en même temps que le pouvoir est massifiant et individuant, cest-à-dire constitue en corps ceux sur lesquels il sexerce et moule lindividualité de chaque membre du corps (Foucault voyait lorigine de ce double souci dans le pouvoir pastoral du prêtre - le troupeau et chacune des bêtes - mais le pouvoir civil allait se faire « pasteur » laïc à son tour avec dautres moyens). Dans les sociétés de contrôle, au contraire, lessentiel nest plus une signature ni un nombre, mais un chiffre : le chiffre est un mot de passe, tandis que les sociétés disciplinaires sont réglées par des mots dordre (aussi bien du point de vue de lintégration que de la résistance). Le langage numérique du contrôle est fait de chiffres, qui marquent laccès à linformation, ou le rejet. On ne se trouve plus devant le couple masse-individu. Les individus sont devenus des « dividuels », et les masses, des échantillons, des données, des marchés ou des « banques ». Cest peut-être largent qui exprime le mieux la distinction des deux sociétés, puisque la discipline sest toujours rapportée à des monnaies moulées qui renfermaient de lor comme nombre étalon, tandis que le contrôle renvoie à des échanges flottants, modulations qui font intervenir comme chiffre un pourcentage de différentes monnaies échantillons. La vieille taupe monétaire est lanimal des milieux denfermement, mais le serpent est celui des sociétés de contrôle. Nous sommes passés dun animal à lautre, de la taupe au serpent, dans le régime où nous vivons, mais aussi dans notre manière de vivre et nos rapports avec autrui. Lhomme des disciplines était un producteur discontinu dénergie, mais lhomme du contrôle est plutôt ondulatoire, mis en orbite, sur faisceau continu. Partout le surf a déjà remplacé les vieux sports. Il est facile de faire correspondre à chaque société des types de machines, non pas que les machines soient déterminantes, mais parce quelles expriment les formes sociales capables de leur donner naissance et de sen servir. Les vieilles sociétés de souveraineté maniaient des machines simples, leviers, poulies, horloges ; mais les sociétés disciplinaires récentes avaient pour équipement des machines énergétiques, avec le danger passif de lentropie, et le danger actif du sabotage ; les sociétés de contrôle opèrent par machines de troisième espèce, machines informatiques et ordinateurs dont le danger passif est le brouillage, et lactif, le piratage et lintroduction de virus. Ce nest pas une évolution technologique sans être plus profondément une mutation du capitalisme. Cest une mutation déjà bien connue qui peut se résumer ainsi : le capitalisme du XIX"siècle est à concentration, pour la production, et de propriété. Il érige donc lusine en milieu denfermement, le capitaliste étant propriétaire des moyens de production, mais aussi éventuellement propriétaire dautres milieux conçus par analogie (la maison familiale de louvrier, lécole). Quant au marché, il est conquis tantôt par spécialisation, tantôt par colonisation, tantôt par abaissement des coûts de production. Mais, dans la situation actuelle, le capitalisme nest plus pour la production, quil relègue souvent dans la périphérie du tiers monde, même sous les formes complexes du textile, de la métallurgie ou du pétrole. Cest un capitalisme de surproduction. Il nachète plus des matières premières et ne vend plus des produits tout faits : il achète les produits tout faits, ou monte des pièces détachées. Ce quil veut vendre, cest des services, et ce quil veut acheter, ce sont des actions. Ce nest plus un capitalisme pour la production, mais pour le produit, cest-à-dire pour la vente ou pour le marché. Aussi est-il essentiellement dispersif, et lusine a cédé la place à lentreprise. La famille, lécole, larmée, lusine ne sont plus des milieux analogiques distincts qui convergent vers un propriétaire, Etat ou puissance privée, mais les figures chiffrées, déformables et transformables, dune même entreprise qui na plus que des gestionnaires. Même lart a quitté les milieux clos pour entrer dans les circuits ouverts de la banque. Les conquêtes de marché se font par prise de contrôle et non plus par formation de discipline, par fixation des cours plus encore que par abaissement des coûts, par transformation de produit plus que par spécialisation de production. La corruption y gagne une nouvelle puissance. Le service de vente est devenu le centre ou l« âme » de lentreprise. On nous apprend que les entreprises ont une âme, ce qui est bien la nouvelle la plus terrifiante du monde. Le marketing est maintenant linstrument du contrôle social, et forme la race impudente de nos maîtres. Le contrôle est à court terme et à rotation rapide, mais aussi continu et illimité, tandis que la discipline était de longue durée, infinie et discontinue. Lhomme nest plus lhomme enfermé, mais lhomme endetté. Il est vrai que le capitalisme a gardé pour constante lextrême misère des trois quarts de lhumanité, trop pauvres pour la dette, trop nombreux pour lenfermement : le contrôle naura pas seulement à affronter les dissipations de frontières, mais les explosions de bidonvilles ou de ghettos.
III. Programme
Dans le régime des écoles : les formes de contrôle continu, et laction de la formation permanente sur lécole, labandon correspondant de toute recherche à lUniversité, lintroduction de l« entreprise » à tous les niveaux de scolarité. Dans le régime des hôpitaux : la nouvelle médecine « sans médecin ni malade » qui dégage des malades potentiels et des sujets à risque, qui ne témoigne nullement dun progrès vers lindividuation, comme on le dit, mais substitue au corps individuel ou numérique le chiffre dune matière « dividuelle » à contrôler. Dans le régime dentreprise : les nouveaux traitements de largent, des produits et des hommes qui ne passent plus par la vieille forme-usine. Ce sont des exemples assez minces, mais qui permettraient de mieux comprendre ce quon entend par crise des institutions, cest-à-dire linstallation progressive et dispersée dun nouveau régime de domination. Une des questions les plus importantes concernerait linaptitude des syndicats : liés dans toute leur histoire à la lutte contre les disciplines ou dans les milieux denfermement, pourront-ils sadapter ou laisseront-ils place à de nouvelles formes de résistance contre les sociétés de contrôle ? Peut-on déjà saisir des ébauches de ces formes à venir, capables de sattaquer aux joies du marketing ? Beaucoup de jeunes gens réclament étrangement dêtre « motivés », ils redemandent des stages et de la formation permanente ; cest à eux de découvrir ce à quoi on les fait servir, comme leurs aînés ont découvert non sans peine la finalité des disciplines. Les anneaux dun serpent sont encore plus compliqués que les trous dune taupinière. Gilles Deleuze in Lautre journal, n° l, mai 1990 (version pdf). Écrits Empirisme
et subjectivité. Essai sur la nature humaine selon Hume, PUF Film 1973 : George qui ?, de Michèle Rosier. Deleuze, acteur, y interprète le rôle de Lamennais, le prêtre-philosophe ami de George Sand
L'Abécédaire
de Gilles Deleuze, de Pierre-André Boutang, entretiens avec Claire Parnet
réalisés en 1988, Éditions Montparnasse, 2004. https://www.youtube.com/watch?v=ertb2EClc-s
Artifice
et société dans l'uvre de Hume (15 min. 1956), Le Dieu de
Spinoza (4 min. 1960), Le Travail de l'affect dans l'éthique de Spinoza
(8 min. 1978), 3 interventions réunies dans Anthologie sonore de la pensée
française par les philosophes du XXe siècle Editions INA / Frémeaux
& Associés, 2003. Sites http://www2.univ-paris8.fr/deleuze/
http://www.webdeleuze.com/php/index.html
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