Cornelius
Castoriadis Philosophe, sociologue, historien, économiste et psychanalyste. Le monde diplomatique CONTRE LE CONFORMISME GÉNÉRALISÉ
Stopper la montée de linsignifiance
Texte suivant, Par Cornelius Castoriadis, août 1998 "Post-scriptum sur linsignifiance", Propos recueillis par Daniel Mermet. France-Inter, émission « Là-bas si jy suis » Ce qui caractérise le monde contemporain ce sont, bien sûr, les crises, les contradictions, les oppositions, les fractures, mais ce qui me frappe surtout, cest linsignifiance. Prenons la querelle entre la droite et la gauche. Elle a perdu son sens. Les uns et les autres disent la même chose. Depuis 1983, les socialistes français ont fait une politique, puis M. Balladur a fait la même politique ; les socialistes sont revenus, ils ont fait, avec Pierre Bérégovoy, la même politique ; M. Balladur est revenu, il a fait la même politique ; M. Chirac a gagné lélection de 1995 en disant : « Je vais faire autre chose » et il a fait la même politique. Les responsables politiques sont impuissants. La seule chose quils peuvent faire, cest suivre le courant, cest-à-dire appliquer la politique ultralibérale à la mode. Les socialistes nont pas fait autre chose, une fois revenus au pouvoir. Ce ne sont pas des politiques, mais des politiciens au sens de micropoliticiens. Des gens qui chassent les suffrages par nimporte quel moyen. Ils nont aucun programme. Leur but est de rester au pouvoir ou de revenir au pouvoir, et pour cela ils sont capables de tout. Il y a un lien intrinsèque entre cette espèce de nullité de la politique, ce devenir nul de la politique et cette insignifiance dans les autres domaines, dans les arts, dans la philosophie ou dans la littérature. Cest cela lesprit du temps. Tout conspire à étendre linsignifiance. La politique est un métier bizarre. Parce quelle présuppose deux capacités qui nont aucun rapport intrinsèque. La première, cest daccéder au pouvoir. Si on naccède pas au pouvoir, on peut avoir les meilleures idées du monde, cela ne sert à rien ; ce qui implique donc un art de laccession au pouvoir. La seconde capacité, cest, une fois quon est au pouvoir, de savoir gouverner. Rien ne garantit que quelquun qui sache gouverner sache pour autant accéder au pouvoir. Dans la monarchie absolue, pour accéder au pouvoir il fallait flatter le roi, être dans les bonnes grâces de Mme de Pompadour. Aujourdhui dans notre « pseudo- démocratie », accéder au pouvoir signifie être télégénique, flairer lopinion publique. Je dis « pseudo-démocratie » parce que jai toujours pensé que la démocratie dite représentative nest pas une vraie démocratie. Jean-Jacques Rousseau le disait déjà : les Anglais croient quils sont libres parce quils élisent des représentants tous les cinq ans, mais ils sont libres un jour pendant cinq ans, le jour de lélection, cest tout. Non pas que lélection soit pipée, non pas quon triche dans les urnes. Elle est pipée parce que les options sont définies davance. Personne na demandé au peuple sur quoi il veut voter. On lui dit : « Votez pour ou contre Maastricht ». Mais qui a fait Maastricht ? Ce nest pas le peuple qui a élaboré ce traité. Il y a la merveilleuse phrase dAristote : « Qui est citoyen ? Est citoyen quelquun qui est capable de gouverner et dêtre gouverné. » Il y a des millions de citoyens en France. Pourquoi ne seraient-ils pas capables de gouverner ? Parce que toute la vie politique vise précisément à le leur désapprendre, à les convaincre quil y a des experts à qui il faut confier les affaires. Il y a donc une contre-éducation politique. Alors que les gens devraient shabituer à exercer toutes sortes de responsabilités et à prendre des initiatives, ils shabituent à suivre ou à voter pour des options que dautres leur présentent. Et comme les gens sont loin dêtre idiots, le résultat, cest quils y croient de moins en moins et quils deviennent cyniques. Dans les sociétés modernes, depuis les révolutions américaine (1776) et française (1789) jusquà la seconde guerre mondiale (1945) environ, il y avait un conflit social et politique vivant. Les gens sopposaient, manifestaient pour des causes politiques. Les ouvriers faisaient grève, et pas toujours pour de petits intérêts corporatistes. Il y avait de grandes questions qui concernaient tous les salariés. Ces luttes ont marqué ces deux derniers siècles. On observe un recul de lactivité des gens. Cest un cercle vicieux. Plus les gens se retirent de lactivité, plus quelques bureaucrates, politiciens, soi-disant responsables, prennent le pas. Ils ont une bonne justification : « Je prends linitiative parce que les gens ne font rien. » Et plus ils dominent, plus les gens se disent : « Cest pas la peine de sen mêler, il y en a assez qui sen occupent, et puis, de toute façon, on ny peut rien. » La seconde raison, liée à la première, cest la dissolution des grandes idéologies politiques, soit révolutionnaires, soit réformistes, qui voulaient vraiment changer des choses dans la société. Pour mille et une raisons, ces idéologies ont été déconsidérées, ont cessé de correspondre aux aspirations, à la situation de la société, à lexpérience historique. Il y a eu cet énorme événement quest leffondrement de lURSS en 1991 et du communisme. Une seule personne, parmi les politiciens - pour ne pas dire les politicards - de gauche, a-t-elle vraiment réfléchi sur ce qui sest passé ? Pourquoi cela sest- il passé et qui en a, comme on dit bêtement, tiré des leçons ? Alors quune évolution de ce type, dabord dans sa première phase - laccession à la monstruosité, le totalitarisme, le Goulag, etc. - et ensuite dans leffondrement, méritait une réflexion très approfondie et une conclusion sur ce quun mouvement qui veut changer la société peut faire, doit faire, ne doit pas faire, ne peut pas faire. Rien ! Et que font beaucoup dintellectuels ? Ils ont ressorti le libéralisme pur et dur du début du XIXe siècle, quon avait combattu pendant cent cinquante ans, et qui aurait conduit la société à la catastrophe. Parce que, finalement, le vieux Marx navait pas entièrement tort. Si le capitalisme avait été laissé à lui-même, il se serait effondré cent fois. Il y aurait eu une crise de surproduction tous les ans. Pourquoi ne sest-il pas effondré ? Parce que les travailleurs ont lutté, ont imposé des augmentations de salaire, ont créé dénormes marchés de consommation interne. Ils ont imposé des réductions du temps de travail, ce qui a absorbé tout le chômage technologique. On sétonne maintenant quil y ait du chômage. Mais depuis 1940 le temps de travail na pas diminué. Les libéraux nous disent : « Il faut faire confiance au marché. » Mais les économistes académiques eux-mêmes ont réfuté cela dès les années 30. Ces économistes nétaient pas des révolutionnaires, ni des marxistes ! Ils ont montré que tout ce que racontent les libéraux sur les vertus du marché, qui garantirait la meilleure allocation possible des ressources, la distribution des revenus la plus équitable, ce sont des aberrations ! Tout cela a été démontré. Mais il y a cette grande offensive économico- politique des couches gouvernantes et dominantes quon peut symboliser par les noms de M. Reagan et de Mme Thatcher, et même de François Mitterrand ! Il a dit : « Bon, vous avez assez rigolé. Maintenant, on va vous licencier », on va éliminer la « mauvaise graisse », comme avait dit M. Juppé ! « Et puis vous verrez que le marché, à la longue, vous garantit le bien-être. » A la longue. En attendant, il y a 12,5 % de chômage officiel en France ! La crise nest pas une fatalité On a parlé dune sorte de terrorisme de la pensée unique, cest-à-dire une non-pensée. Elle est unique en ce sens quelle est la première pensée qui soit une non-pensée intégrale. Pensée unique libérale à laquelle nul nose sopposer. Quétait lidéologie libérale à sa grande époque ? Vers 1850, cétait une grande idéologie parce quon croyait au progrès. Ces libéraux-là pensaient quavec le progrès il y aurait élévation du bien-être économique. Même quand on ne senrichissait pas, dans les classes exploitées, on allait vers moins de travail, vers des travaux moins pénibles : cétait le grand thème de lépoque. Benjamin Constant le dit : « Les ouvriers ne peuvent pas voter parce quils sont abrutis par lindustrie [il le dit carrément, les gens étaient honnêtes à lépoque !], donc il faut un suffrage censitaire. » Par la suite, le temps de travail a diminué, il y a eu lalphabétisation, léducation, des espèces de Lumières qui ne sont plus les Lumières subversives du XVIIIe siècle mais des Lumières qui se diffusent tout de même dans la société. La science se développe, lhumanité shumanise, les sociétés se civilisent et petit à petit on arrivera à une société où il ny aura pratiquement plus dexploitation, où cette démocratie représentative tendra à devenir une vraie démocratie. Mais cela na pas marché ! Donc les gens ne croient plus à cette idée. Aujourdhui ce qui domine, cest la résignation ; même chez les représentants du libéralisme. Quel est le grand argument, en ce moment ? « Cest peut-être mauvais mais lautre terme de lalternative était pire. » Et cest vrai que cela a glacé pas mal les gens. Ils se disent : « Si on bouge trop, on va vers un nouveau Goulag. » Voilà ce quil y a derrière cet épuisement idéologique et on nen sortira que si vraiment il y a une résurgence dune critique puissante du système. Et une renaissance de lactivité des gens, dune participation des gens. Çà et là, on commence quand même à comprendre que la « crise » nest pas une fatalité de la modernité à laquelle il faudrait se soumettre, « sadapter » sous peine darchaïsme. On sent frémir un regain dactivité civique. Alors se pose le problème du rôle des citoyens et de la compétence de chacun pour exercer les droits et les devoirs démocratiques dans le but - douce et belle utopie - de sortir du conformisme généralisé. Pour en sortir, faut-il sinspirer de la démocratie athénienne ? Qui élisait-on à Athènes ? On nélisait pas les magistrats. Ils étaient désignés par tirage au sort ou par rotation. Pour Aristote, souvenez-vous, un citoyen, cest celui qui est capable de gouverner et dêtre gouverné. Tout le monde est capable de gouverner, donc on tire au sort. La politique nest pas une affaire de spécialiste. Il ny a pas de science de la politique. Il y a une opinion, la doxa des Grecs, il ny a pas dépistémè (1). Lidée selon laquelle il ny a pas de spécialiste de la politique et que les opinions se valent est la seule justification raisonnable du principe majoritaire. Donc, chez les Grecs, le peuple décide et les magistrats sont tirés au sort ou désignés par rotation. Pour les activités spécialisées - construction des chantiers navals, des temples, conduite de la guerre -, il faut des spécialistes. Ceux-là, on les élit. Cest cela, lélection. Election veut dire « choix des meilleurs ». Là intervient léducation du peuple. On fait une première élection, on se trompe, on constate que, par exemple, Périclès est un déplorable stratège, eh bien on ne le réélit pas ou on le révoque. Mais il faut que la doxa soit cultivée. Et comment une doxa concernant le gouvernement peut-elle être cultivée ? En gouvernant. Donc la démocratie - cest important - est une affaire déducation des citoyens, ce qui nexiste pas du tout aujourdhui. « Se reposer ou être libre » Récemment, un magazine a publié une statistique indiquant que 60 % des députés, en France, avouent ne rien comprendre à léconomie. Des députés qui décident tout le temps ! En vérité, ces députés, comme les ministres, sont asservis à leurs techniciens. Ils ont leurs experts, mais ils ont aussi des préjugés ou des préférences. Si vous suivez de près le fonctionnement dun gouvernement, dune grande bureaucratie, vous voyez que ceux qui dirigent se fient aux experts, mais choisissent parmi eux ceux qui partagent leurs opinions. Cest un jeu complètement stupide et cest ainsi que nous sommes gouvernés. Les institutions actuelles repoussent, éloignent, dissuadent les gens de participer aux affaires. Alors que la meilleure éducation en politique, cest la participation active, ce qui implique une transformation des institutions qui permette et incite à cette participation. Léducation devrait être beaucoup plus axée vers la chose commune. Il faudrait comprendre les mécanismes de léconomie, de la société, de la politique, etc. Les enfants sennuient en apprenant lhistoire alors que cest passionnant. Il faudrait enseigner une véritable anatomie de la société contemporaine, comment elle est, comment elle fonctionne. Apprendre à se défendre des croyances, des idéologies. Aristote a dit : « Lhomme est un animal qui désire le savoir. » Cest faux. Lhomme est un animal qui désire la croyance, qui désire la certitude dune croyance, doù lemprise des religions, des idéologies politiques. Dans le mouvement ouvrier, au départ, il y avait une attitude très critique. Prenez le deuxième couplet de LInternationale, le chant de la Commune : « Il nest pas de Sauveur suprême, ni Dieu - exit la religion - ni César, ni tribun » - exit Lénine ! Aujourdhui, même si une frange cherche toujours la foi, les gens sont devenus beaucoup plus critiques. Cest très important. La scientologie, les sectes, ou le fondamentalisme, cest dans dautres pays, pas chez nous, pas tellement. Les gens sont devenus beaucoup plus sceptiques. Ce qui les inhibe aussi pour agir. Périclès dans le discours aux Athéniens dit : « Nous sommes les seuls chez qui la réflexion ninhibe pas laction. » Cest admirable ! Il ajoute : « Les autres, ou bien ils ne réfléchissent pas et ils sont téméraires, ils commettent des absurdités, ou bien, en réfléchissant, ils arrivent à ne rien faire parce quils se disent, il y a le discours et il y a le discours contraire. » Actuellement, on traverse une phase dinhibition, cest sûr. Chat échaudé craint leau froide. Il ne faut pas de grands discours, il faut des discours vrais. De toute façon il y a un irréductible désir. Si vous prenez les sociétés archaïques ou les sociétés traditionnelles, il ny a pas un irréductible désir, un désir tel quil est transformé par la socialisation. Ces sociétés sont des sociétés de répétition. On dit par exemple : « Tu prendras une femme dans tel clan ou dans telle famille. Tu auras une femme dans ta vie. Si tu en as deux, ou deux hommes, ce sera en cachette, ce sera une transgression. Tu auras un statut social, ce sera ça et pas autre chose. » Or, aujourdhui, il y a une libération dans tous les sens du terme par rapport aux contraintes de la socialisation des individus. On est entré dans une époque dillimitation dans tous les domaines, et cest en cela que nous avons le désir dinfini. Cette libération est en un sens une grande conquête. Il nest pas question de revenir aux sociétés de répétition. Mais il faut aussi - et cest un très grand thème - apprendre à sautolimiter, individuellement et collectivement. La société capitaliste est une société qui court à labîme, à tous points de vue, car elle ne sait pas sautolimiter. Et une société vraiment libre, une société autonome, doit savoir sautolimiter, savoir quil y a des choses quon ne peut pas faire ou quil ne faut même pas essayer de faire ou quil ne faut pas désirer. Nous vivons sur cette planète que nous sommes en train de détruire, et quand je prononce cette phrase je songe aux merveilles, je pense à la mer Egée, je pense aux montagnes enneigées, je pense à la vue du Pacifique depuis un coin dAustralie, je pense à Bali, aux Indes, à la campagne française quon est en train de désertifier. Autant de merveilles en voie de démolition. Je pense que nous devrions être les jardiniers de cette planète. Il faudrait la cultiver. La cultiver comme elle est et pour elle-même. Et trouver notre vie, notre place relativement à cela. Voilà une énorme tâche. Et cela pourrait absorber une grande partie des loisirs des gens, libérés dun travail stupide, productif, répétitif, etc. Or cela est très loin non seulement du système actuel mais de limagination dominante actuelle. Limaginaire de notre époque, cest celui de lexpansion illimitée, cest laccumulation de la camelote - une télé dans chaque chambre, un micro-ordinateur dans chaque chambre -, cest cela quil faut détruire. Le système sappuie sur cet imaginaire- là. La liberté, cest très difficile. Parce quil est très facile de se laisser aller. Lhomme est un animal paresseux. Il y a une phrase merveilleuse de Thucydide : « Il faut choisir : se reposer ou être libre. » Et Périclès dit aux Athéniens : « Si vous voulez être libres, il faut travailler. » Vous ne pouvez pas vous reposer. Vous ne pouvez pas vous asseoir devant la télé. Vous nêtes pas libres quand vous êtes devant la télé. Vous croyez être libres en zappant comme un imbécile, vous nêtes pas libres, cest une fausse liberté. La liberté, cest lactivité. Et la liberté, cest une activité qui en même temps sautolimite, cest- à-dire sait quelle peut tout faire mais quelle ne doit pas tout faire. Cest cela le grand problème de la démocratie et de lindividualisme. Propos recueillis par Daniel Mermet. France-Inter, émission « Là-bas si jy suis », tous les jous en semaine 15h-16h. Texte intégrale : Post-scriptum sur linsignifiance, Editions de lAube. * Cornelius Castoriadis (1) Savoir théoriquement fondé, science* Philosophe, sociologue, historien, Cornelius Castoriadis fut aussi économiste et psychanalyste. « Un titan de la pensée, énorme, hors norme », a dit de lui Edgar Morin. Il est mort le 26 décembre 1997. Né
en 1922 en Grèce, il sinstalle à Paris en 1945, où
il crée la revue Socialisme ou barbarie. En 1968, avec Edgar Morin et Claude
Lefort, il publie Mai 68 : la brèche (Fayard, Paris). |
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